Quelle « IA » pour l’Executive Search ?
UN CHIEN SUR LA NEIGE EST-IL UN LOUP ?
Par Corinne Fernandez, Associée Leader de la Practice Technologie de Progress
Le « machine learning » va-t-il remplacer les professionnels du recrutement et de l’Executive Search ?
L’engouement actuel (voire récurrent) pour l’intelligence artificielle qui « bientôt remplacera l’homme » et ses emplois, touche tous les métiers et donc le nôtre : le recrutement de dirigeants.
Dubitative face à cette menace, j’ai été alertée l’an dernier lors d’un « entretien de courtoisie », durant lequel j’ai reçu un DRH en recherche d’emploi fasciné par les avancées de l’IA dans les processus de recrutement. Il m’a d’ailleurs dit que je serais « bientôt remplacée par un Chat Bot ». J’ai encaissé la remarque et la vie a continué… avec un peu moins de disponibilité pour les entretiens de courtoisie, peut-être….
Quelques mois plus tard, l’un de nos prospects n’a pas confirmé une mission de recherche car son Siège avait acheté un logiciel de « machine learningi » au service du recrutement et souhaitait le tester sur la recherche qui devait nous être confiée. Cette deuxième alerte, plus sérieuse, m’a poussée à approfondir le sujet avec l’équipe de Progress en charge de la recherche et de la documentation. En effet, j’anime l’équipe de recherche de Progress, et pour répondre aux interrogations légitimes de cette équipe et de nos jeunes recrues, j’ai décidé de mesurer le risque:
Où en sommes-nous dans le recrutement ? Que peut faire le « machine learning » et que ne peut-il ou ne pourra-t-il pas faire, à un horizon visible ?
Après avoir assisté à quelques conférences, lu beaucoup d’articles de presse de qualité, notamment publiés par notre association de référence, l’AESC, j’ai interviewé des scientifiques et me propose de partager avec vous un état des lieux sur l’IA et mes extrapolations aux ressources humaines. J’ai volontairement choisi de commencer par des scientifiques ne travaillant pas dans le domaine des RH pour me faire une conviction de ce qui est possible en général avant de revenir au domaine concerné.
Pour bien comprendre ce que sait faire le « machine learning », prenons un exemple illustratif : en phase d’ « apprentissage supervisé », on montre à un ordinateur des milliers d’images de loup, des milliers d’images de chien et il finit par distinguer le loup du chien, et donc réussir une « prédiction » lorsqu’on lui montre une nouvelle image. Or cela a bien fonctionné jusqu’au jour où l’ordinateur s’est trompé en reconnaissant un chien comme étant un loup. Que s’est-il passé ? Même s’il est difficile de savoir comment fonctionnent les réseaux de neurones activés par le machine learning, semblables à des boîtes noires, après analyse on a constaté que la majorité des images de loups étaient prises dans la neige, ce qui a statistiquement ou « probabilistiquement » trompé la machine.
En revanche, rappelons qu’il suffit à un enfant de quelques images pour distinguer un animal, moins de dix en général.
Cet exemple illustre la puissance de l’intelligence humaine par rapport à celle des machines et de leurs algorithmes, aussi puissants soient-ils.
Il n’en reste pas moins que l’Intelligence Artificielle permet de reconnaître des images, les systèmes de surveillance déployés dans les villes chinoises le prouvent. Elle permet aussi de balayer un très grand nombre d’informations, de les traiter et de les mettre en relation.
Premier entretien : Bruno Bouzy, Professeur de Mathématiques et d’Informatique à l’Université Paris Descartes… Quand la machine jouera au Bridge…
Bruno Bouzy travaille, en particulier, sur les applications de l’Intelligence Artificielle au domaine des jeux et c’est en s’appuyant sur ses recherches que les ordinateurs battent désormais les humaines au go, chose impensable il y a quelques années. Les jeux intéressent les chercheurs car, avec quelques règles simples, on peut créer une problématique et soumettre sa résolution à l’informatique, la vie réelle étant beaucoup plus complexe à modéliser. Ainsi, l’accroissement de la puissance des machines et le « machine learning » ont permis à l’ordinateur de battre l’homme au jeu de go. En revanche, l’ordinateur ne bat pas encore les humains au bridge, car une partie de l’information (dans le jeu de l’adversaire, voire du partenaire) est cachée, contrairement à ce qui se passe sur un échiquier ou un goban.
Sans connaître le domaine des ressources humaines qu’il qualifie de beaucoup plus « gazeux » que le jeu, il lance quelques pistes de réflexion :
Le « machine learning » parvient avec succès à reconnaître des images alors que l’analyse du texte pose plus de problèmes,
Dans un entretien d’embauche, l’information cachée est plus complexe que dans le jeu de bridge…
Deuxième entretien : David Louapre, Directeur Scientifique d’Ubisoft et créateur de la chaine de vulgarisation scientifique Science Etonnante. : Les Responsables des Ressources Humaines au chevet des machines…
David Louapre a précisé d’emblée qu’il est un physicien de formation et n’a pas travaillé dans le domaine des Ressources Humaines. Cela étant, sa connaissance générale de l’IA et sa capacité à transposer sa connaissance permettent de penser que c’est bien à l’analyse des textes des fiches de postes et des CV des candidats et au rapprochement des deux que l’IA pourra s’appliquera en priorité. Et le calage des modèles nécessitera un apprentissage supervisé pour faire gagner du temps aux professionnels des ressources humaines.
Premier rappel : en « machine learning », il existe deux manières « d’enseigner » :
l’apprentissage « supervisé » (ou assisté) et l’apprentissage « non supervisé ». Dans le premier cas, on alimente la « machine » avec des centaines de milliers d’images en l’informant de ce que représente l’image ; peu à peu les réseaux de neurones apprennent à créer des catégories et deviennent capables de faire des « prédictions » sur une base statistique. C’est le cas de notre exemple du chien et du loup.
En revanche, en apprentissage « non supervisé », on alimente la machine avec une très grande quantité de données et progressivement, elle « trouve » elle-même des « associations », des « corrélations » qui lui permettent de définir des catégories.
Dans le cas du recrutement, suppose que l’on donne à la « machine », des dizaines milliers de CV de candidats présentés pour des postes et des milliers de CV de candidats ayant été recrutés avec succès sur ces mêmes postes (cela nécessite quelques années pour obtenir ce feed-back), peu à peu, la « machine » trouvera les « bons » critères de « matching » pour ces recrutements, au risque, comme nous l’avons vu dans le cas d’Amazon, de reproduire des biais nuisibles à la diversité. Si l’on propose à la machine, une fois le système calé, une nouvelle fiche de poste et des milliers de CV, elle sera capable de « prédire » / de conseiller ceux à retenir.
Pour caler un tel système, en apprentissage non supervisé, il faudrait disposer de très nombreux chargés de recrutement en entreprise très patients pour évaluer la qualité des centaines ou des milliers de propositions faites et ainsi faire ressortir les bons jeux de critères.
Pour gagner du temps, on pourra utiliser l’apprentissage supervisé sachant que chaque entreprise dispose d’un référentiel de compétences explicite ou implicite qui lui est propre et qui devrait être intégré dans l’outil avant de lancer l’exercice de « matching » entre une job description et un profil. Or ce référentiel de compétences est expliqué au « chasseur » en une seule conversation si le recrutement est externalisé ou bien maîtrisé par les chargés de recrutement internes dont c’est l’ADN.
Troisième entretien : Joël Bentolila, CTO et co-fondateur de Talentsoft : sachons que faire faire aux machines pour ne pas déclencher un troisième hiver de l’IA
Joël Bentolila est Chief Technology Officer et co-fondateur de Talentsoft. Véritable expert dans son domaine, il compte près de 30 années d’expérience en gestion technique pour les grands éditeurs de logiciels. Diplômé de l’Ecole des Mines de Paris, Joël a participé à de nombreuses recherches sur l’Intelligence Artificielle au sein de l’Université Carnegie – Mellon de Pennsylvanie.
Joël a commencé l’entretien en rappelant que l’on a déjà connu deux « hivers de l’IA » et que le printemps actuel doit, pour remplir de promesses, éviter les espoirs démesurés qui ont mené aux deux hivers précédents car il retrouve, dans l’engouement actuel « toujours les mêmes fantasmes souvent véhiculés par des gens intelligents » et qui ont conduit aux hivers précédents.
En conclusion, il propose une hiérarchie de problèmes pouvant être résolus par l’IA :
- Les jeux à informations ouvertes (échecs, go),
- Les jeux à information semi ouvertes (bridge),
- Le diagnostic – éventuellement prédictif ‘ des pannes (machines, voitures),
Et en dernier, les relations humaines, « le top du top des domaines « fumeux » ou « gazeux » comme dirait Bruno Bouzy ».
L’IA reste un champ de recherche et de développement très fertile dans le domaine des Ressources Humaines, car les startups qui proposent des solutions d’IA essaient de répondre au besoin constant des DRH d’automatiser les tâches répétitives. C’est sur ce besoin et cette promesse qu’elles prospèrent. Talentsoft procède à sa propre évaluation des offres et constate qu’il existe à ce jour « beaucoup de pilotes et peu de déploiements « full scope » et souvent, les sociétés qui disent avoir des clients n’ont souvent que des pilotes. » Talentsoft investit en partenariat avec des start ups sur des logiciels de matching et de search pour leurs ATS dans le cadre du Lab RH qu’ils animent et qui regroupe une communauté de Startups
Joël Bentolila pense néanmoins que l’IA permettra d’améliorer l’efficacité du « matching » entre les profils et les postes, du « search » de profils ou de formations et des chatbots au service des RH. En clair, l’IA s’applique
Au matching dans les ATS entre les offres de postes et les profils des candidats
Au matching dans les outils de gestion de collaborateurs :
Entre les jobs proposés et les profils des employés
Entre les formations disponibles et les besoins en formation des employés (adaptative learning).
Cela dit, avant de réaliser ce matching, et parce que le texte contient paradoxalement plus de « non-dit », plus d’ambiguïté que l’image, il est nécessaire de réaliser une analyse sémantique des mots et constituer un dictionnaire qui associe les mots pouvant avoir le même sens. Par exemple : Commercial, Key account Manager, Sales representative, Sales engineer, Sales Executive, etc. Ce dictionnaire peut être constitué par un humain ou bien automatiquement par la machine, avec des risques de mauvaise interprétation. Les deux options se discutent dans un univers où la mode crée sans arrêt de nouveaux termes. On parle alors d’ « analyse sémantique » ou « ontologique » préalable. En informatique et en science de l’information, une ontologie est l’ensemble structuré des termes et concepts représentant le sens d’un champ d’informations, que ce soit par métadonnées d’un espace de noms, ou les éléments d’un domaine de connaissances. L’ontologie constitue en soi un modèle de données représentatif d’un ensemble de concepts dans un domaine ainsi que des relations entre ces concepts. Elle est employée pour raisonner à propos des objets du domaine concerné. Plus simplement, on peut aussi dire que l’« ontologie est aux données ce que la grammaire est au langage ». Source Wikipédia.
L’IA s’appliquera aussi
au « Search » avec une problématique proche du Matching afin de rechercher, sur les réseaux, dans les bases de données (sous réserve d’autorisation) des profils ou des postes par mots clés (comme dans les requêtes traditionnelles sur une base de données) puis par analogie avec un système plus « prédictif »,
aux Chat Bots qui débroussaillent le terrain pour les candidats en les guidant vers le bon interlocuteur ou la bonne offre en fonction de leurs critères (géographiques, type de jobs recherchés..). D’ailleurs TalentSoft a introduit des « Bots » dans les sites de recrutement.
Un chatbot fonctionne de 2 manières :
Via un arbre décisionnel
Via une analyse de la demande en Langage Naturel (Natural Language Processing ou NLP).
Dans tous les cas, conclut Joël Bentolila, l’IA ne pourra offrir qu’une assistance à un opérateur humain et ne pas le remplacer. Il « débroussaille » les sujets simples et guide vers un humain dès que cela devient trop complexe. L’IA reste un outil, une « augmentation » des capacités humaines au service d’un professionnel.
Et l’Executive-Search dans tout ça ?
En Executive Search, par définition, on ne traite pas de grandes quantités de postes mais quelques postes par an puisque les recherches concernent des membres de Comités Exécutifs ou de Comités de Direction, voire des dirigeants aptes à les intégrer.
Si, pour élargir le champ des possibles on est amené à rechercher des profils sur les réseaux sociaux ou dans les nominations officielles via la presse, les candidats potentiels se comptent en unités, en dizaines au plus.
Au-delà des compétences nécessaires (« hard skills ») dans une fonction (Directeur Financier, Directeur des Ressources Humaines, Directeur du Comp&Ben, DSI), on recherche toujours un être et un savoir-faire relationnel (« soft skills »), une histoire, un parcours dans des sociétés différentes (grand groupe et ETI, société familiale et groupe « processé » américain…) et enfin le « fit » lors de la rencontre reste déterminant.
Combien de tests comportementaux faut-il faire passer pour caler ce modèle, différent à chaque fois en fonction du référentiel de compétences de la société ? et surtout combien de candidats embauchés correspondent-ils au cahier des charges initial ? Cette remarque a été faite par nos chargées de recherche et est issue des analyses des profils des candidats embauchés lors de la clôture de nos missions, analyse comparée aux critères initiaux. Elle donne une idée du caractère « gazeux » de notre métier et s’explique par plusieurs facteurs :
La demande évolue dans le courant de la recherche en fonction des profils rencontrés : les clients s’adaptent au marché, et parfois leur propre situation évolue,
La rencontre est déterminante,
Une référence commune au décideur et au candidat peut s’avérer clé, nous sommes dans un choix où la confiance prime,
Le potentiel, la motivation, l’envie sont souvent plus valorisés que l’expérience proprement dite alors que c’est cette expérience qui est survalorisée dans le cahier des charges.
Dans l’une de ses conférences, Yatedo, acteur de référence dans le domaine de l’IA avec son moteur de recherche Pipler dédié au recrutement, indiquait que 11 % des échecs de recrutement sont dus à des compétences techniques et 89 % à un problème de comportement, de relationnel ou d’intégration dans l’entreprise. Ainsi, si l’IA permet un gain de temps en identifiant des profils qualifiés et reste à travailler sur « l’humain » car l’Intelligence Artificielle ne pourra jamais remplacer la communication, l’intuition, la persuasion et la décision.
Progress s’intéresse donc à l’IA comme outil pour augmenter le champ des possibles et nous aimerions ouvrir, avec cet article, un dialogue avec tous ceux que cela intéressent et qui nous apporteront des éléments scientifiques et objectifs….
Et non, nous ne serons pas remplacés par un Chat Bot 🙂 !
i On peut traduire « machine learning » par apprentissage automatique (source David Louapre, Science Etonnante).
L’apprentissage automatique (en anglais machine learning, littéralement « l’apprentissage machine ») ou apprentissage statistique est un champ d’étude de l’intelligence artificielle qui se fonde sur des approches statistiques pour donner aux ordinateurs la capacité d’ « apprendre » à partir de données, c’est-à-dire d’améliorer leurs performances à résoudre des tâches sans être explicitement programmés pour chacune. Plus largement, cela concerne la conception, l’analyse, le développement et l’implémentation de telles méthodes (Source Wikipedia).
Date de publication : 11/09/2019